2. Rhétorique et arguments fallacieux

Ce documentaire est une sorte de cas d’école.

Après avoir visionné plusieurs fois le documentaire, et l’avoir scrupuleusement analysé, connaissant les auteurs et leurs convictions passées, pour nous, il n’y a pas de doute permis : ce film est un document “antivax” délibérément construit dans le but de persuader des gens en endormant leur méfiance et semant insidieusement le doute, en un mot, manipuler. Ainsi, tandis que notre démarche est neutre (et ouverte à la contradiction étayée par des preuves), notre position ne l’est pas.

Nous ne vous demandons évidemment pas de nous croire sur parole. Nous partageons donc nos observations, étayées par les faits, et vous laissons libres de juger. Cette partie est évidemment plus subjective que le reste de l’analyse.

Nous avons d’ailleurs opté pour une mise en forme un peu particulière : d’abord cette brève introduction à l’analyse rhétorique du documentaire. Nous laissons ensuite la place au véritable contenu scientifique et à son analyse (avec contradiction sourcée). Enfin, en annexe, nous reprenons une analyse rhétorique minutée et détaillée. Cette annexe est pensée comme une compilation de références, dont la présentation minutée doit faciliter la lecture. Ceci implique des lourdeurs, d’autant plus que les mêmes procédés sont souvent réutilisés au cours du film. Qu’on le lise d’une traite ou en s’attardant sur des passages isolés, l’ensemble de ce travail peut servir de “compilation de référence” par l’exemple, tant les ressorts employés et les sujets scientifiques exploités sont des poncifs des antivax et plus généralement de personnes versant dans le déni de science, y compris sur d’autres sujets.

Avant de vous renvoyer vers les parties scientifiques (ou à la longue annexe), nous comptons donc dans un premier temps vous dépeindre quelques tendances générales de la rhétorique, “au sens large” : la somme de la rhétorique “pure” (le langage et son emploi, les articulations logiques et éléments fallacieux des propos) et de la construction du film lui-même, sa narration, ce qu’on pourrait appeler la “grammaire cinématographique”.

En effet, tout film ou documentaire, même un reportage journalistique, a forcément un angle, un propos, une thèse qu’il défend, ce n’est pas un problème en soi. Ici en revanche, ce qui pose problème, selon nous, c’est que le film se présente en documentaire impartial sur le sujet des vaccins, alors que tout, dans sa construction, est orienté de manière résolument antivax. C’est ce côté insidieux que nous dénonçons. Nous pourrions éventuellement passer outre ce que l’on pourrait considérer comme une base morale hypocrite (un documentaire antivax s’assumant comme tel serait attaquable au niveau scientifique, mais nous ne lui reprocherions pas d’être malhonnête s’il ne prétendait pas faussement à la neutralité). Néanmoins, ce qui nous semble plus grave, c’est que cette fausse neutralité est maniée habilement, au point de leurrer des diffuseurs ou mécènes (coproducteurs) qui, de fait, servent en plus de caution de sérieux auprès du public. L’ensemble, in fine, contribue à être efficace pour persuader, et a minima pour semer le doute chez les spectateurs. Nous serions tentés de dire “les spectateurs non vigilants”, mais en réalité, et c’est l’un des talents pernicieux que nous dénonçons, ce film est habile pour, précisément, endormir la vigilance des spectateurs.

Pour commencer, évoquons  la construction générale du film.

C’est un “bon” documentaire, au sens cinématographique. Il emploie toutes les “ficelles du métier” pour développer et étayer sa thèse, avec un savoir-faire et une méthode maîtrisés. Comme nous l’avons dit, s’il se présentait de manière honnête et assumée comme documentaire antivax distribué sur les réseaux antivax, nous nous limiterions à en faire la critique scientifique. Néanmoins, ici, il est présenté comme un documentaire “qui ne fait que poser des questions”, ce qui est déjà un élément relevant souvent du complotisme (pas toujours, ne soyons pas prompts à accuser et juger !) et qui devrait au minimum mettre notre vigilance en alerte rouge.

La narration du film repose notamment sur une méthode bien connue pour emporter l’adhésion. Cette méthode peut d’ailleurs être utilisée à bon escient (par exemple dans l’éducation et la pédagogie) – et l’on y recourt couramment, parfois même sans y penser : répéter régulièrement la même chose. Mais on observe ici une technique davantage propre à la manipulation : à chaque répétition, le propos est graduellement accentué, renforcé, grossi. A terme, le contenu n’est plus que partiellement composé de l’idée initiale, pour inclure une somme d’éléments qui, s’ils nous avaient été présentés d’emblée, nous auraient semblé si aberrants que nous les aurions rejetés. C’est la technique de la grenouille ébouillantée : la répétition graduelle endort la vigilance, et entraîne chez le spectateur un « syndrome d’habituation » qui lui fait avaler des couleuvres.

Par exemple, le début de l’analyse rhétorique détaillée illustre la richesse et la densité de la première minute et demie de ce documentaire. Dès cette ouverture, le film explique en “grammaire cinématographique” sa narration :

« Pasteur est mort ! » …et la science est une religion, un dogme.

Bien sûr, ce n’est pas explicitement dit et notre propos peut sonner comme une accusation gratuite,  “un procès d’intention”. Néanmoins nous avons vu le film en entier, et constaté ses mensonges (directs ou par omission), nous connaissons  les CV des intervenants et des auteurs, et la qualité générale du film : notre avis repose sur des éléments concrets. Le talent des auteurs dans leur réalisation est certain, ainsi que leurs opinions : le film accuse à plusieurs reprises la science d’être un dogme religieux, transmis à des “disciples de Pasteur”, soit à des croyants adorant inconditionnellement leur dieu, et traitant toute divergence comme un blasphème.

Concrètement (et de manière ici non exhaustive) le film assène un principe d’équivalence entre science et dogme, par exemple lorsqu’il évoque la vaccination contre la variole, lorsqu’il parle des campagnes de vaccination contre la grippe, contre les maladies infantiles, etc. La reprise de ce thème s’accompagne à chaque fois d’éléments supplémentaires et accusateurs ; on part ainsi d’un “petit mensonge” plausible (est-ce qu’on vaccine parfois sans se demander si c’est vraiment utile ?) pour arriver à une conclusion qui, aurait d’abord semblé aberrante, et qui est contraire aux faits vérifiables (on vaccine de manière inefficace et inutile uniquement pour faire de l’argent, et même si on doit faire du mal aux gens en les vaccinant).

Dans cette même première minute et demie, le film pose des questions qui semblent anodines et énonce des vérités évidentes. C’est ce qu’on appelle en psychologie (et manipulation) le “yes mindset” : mettre le spectateur en confiance par des propos évidents et/ou vrais afin qu’il abaisse sa vigilance et “gobe” ensuite les choses fausses, en tout ou partie, et de plus en plus graves. Vous reconnaissez sans doute dans cette description d’un procédé “appliqué à petite échelle” la même structure que celle que nous avons dénoncée plus haut quant à la structure de l’ensemble du documentaire : la répétition d’éléments acceptables en y joignant des éléments de plus en plus faux et aberrants.

Parallèlement à cette présentation antinomique de la science présentée comme un dogme, le documentaire se place comme la voie (et la voix) de la raison, incarnée par des héros chercheurs de vérité ou lanceurs d’alerte qui posent les questions auxquelles, selon eux, on refuserait de répondre. C’est, évidemment, faux. Néanmoins, ce second élément revient lui aussi régulièrement dans le film, à chaque fois plus prononcé.

Le documentaire se fait insidieux, et procède à une inversion des valeurs qui alimente la dissonance cognitive des spectateurs. Connaissant quant à nous le CV des auteurs, instruits de l’analyse des éléments scientifiques abordés, et du visionnage répété du film, nous pensons que cet art de faire n’est pas innocent. Il y a une volonté délibérée de sidérer et de persuader à tout prix les spectateurs, quitte à les manipuler, que “les vaccins, c’est mal, c’est dangereux, et les méchants scientifiques sont des fanatiques religieux qui défendent un dogme et refusent les questions”. Cette thèse est mensongère, car la science s’efforce en permanence d’évaluer l’intérêt réel de chaque vaccin ; nous le démontrerons. D’ailleurs, même les choix politiques et économiques se rangent au constat scientifique pour ce qui est des recommandations vaccinales : les gouvernements ne conseillent même pas tous les vaccins existants sans tenir compte des situations particulières de chaque personne (profession, voyages, fragilités et antécédents…), et malgré les intérêts financiers qu’on peut imaginer, les lois n’encouragent pas à développer “tous les vaccins possible” ; pourtant, dans un intérêt mercantile et inconséquent que ce film dénonce, ce serait une attitude normale et prévisible.

Le documentaire pose effectivement ces questions qui seront, directement ou indirectement, répétées en fil rouge, selon le procédé d’habituation dénoncé ci-avant :

« La vaccination peut-elle se soustraire à tout questionnement ? »  La réponse correcte est clairement « non », et précisément, la vaccination est questionnée. Pourtant, ce documentaire induit l’idée qu’on refuserait bel et bien  le questionnement. Mais ce n’est pas le cas : le seul « questionnement » qui soit refusé est la répétition ad nauseam de questions sans fondement, et dont les réponses déjà connues ou étayées n’intéressent pas, en fait, celles et ceux qui ne font que semblant de les poser. Certaines de ces questions se suivent, d’ailleurs (et le « documentaire » se garde bien d’y répondre, ce qui serait pourtant simple : il préfère laisser les questions en suspens, et permettre à chacun d’y répondre intuitivement, et soupçonner qu’on lui cache cette réponse, jouant sur le ressort complotiste) :

« Faut-il vacciner tout le monde ? Contre quelles maladies ? Avec quels risques ? »

On ne vaccine jamais tout le monde contre toutes les maladies, et on détermine systématiquement pour chaque personne, grâce à  des modèles statistiques, les maladies et les risques qui rendent préférables la vaccination ou l’absence de vaccination.

Dès cet instant, avec ces questions laissées en suspens, le « documentaire » construit son narratif, qu’il rappellera en conclusion : il faut exiger une connaissance parfaite des moindres risques, de manière individuelle pour chaque malade, qui ne doit pas être un « membre d’un groupe statistique » défini selon son âge, sexe, mode de vie, antécédents médicaux, etc. mais un être absolument unique, lui-même et rien d’autre. Voilà le sophisme de la solution parfaite, celle qui fait certes rêver, mais qui est inatteignable. 

Soulignons d’ailleurs qu’elle n’est pas inatteignable et utopique seulement parce qu’elle est parfaite (cela suffirait déjà !), mais surtout parce qu’il est impossible de connaître les risques encourus par un individu donné. Même en imaginant un monde parfait où l’on pourrait mesurer toutes les données biologiques, physiologiques, génétiques, tenir compte de tout le vécu environnemental de l’instant de la fécondation jusqu’au moment présent, même, donc, dans cette utopie (proposition déjà impossible financièrement ou techniquement parlant, par exemple en récolte et traitement des données), comment savoir que les données récoltées seraient liées à tel ou tel risque ? Eh bien… on ne peut le savoir que par la comparaison des risques connus et observés à des données identiques. C’est-à-dire par un traitement statistique des groupes présentant des données similaires. Par conséquent, cette utopie de « médecine parfaitement individualisée » n’est ni plus ni moins que l’effort permanent de la santé publique de connaître au mieux chaque patient pour « le classer dans le bon groupe de patients » afin de choisir les meilleurs protocoles de soins possibles. C’est le fait d’une médecine qui, préventive ou curative, obéit  à des mesures de santé publique.

L’individualisation « rêvée » et parfaite introduite dans ce « documentaire » dès son début, et rappelée dans sa conclusion, est un mythe littéralement impossible à réaliser.

Voici donc une autre thèse centrale de ce documentaire qui repose sur un sophisme : la quête et l’exigence d’une solution parfaite et inaccessible. Ce propos est courant, pour ne pas dire universel, chez les antivax. Si ce n’est pas parfait, alors on refuse. Et comme la perfection est impossible, le refus est nécessaire, obligatoire, éternel et immuable… le tout caché sous une fausse rationalisation.

Par la suite, le documentaire enchaîne les poncifs antivax, ce qui en fait un parfait répertoire des arguments fallacieux antivax, et du déni de science. Nous en avons déjà relevé les éléments les plus marqués : la répétition d’éléments graduellement modifiés, qui fait finalement accepter des contre-vérités ; l’inversion de valeurs par laquelle la science, art du doute méthodique, devient un dogme obscurantiste, et qui transforme réciproquement des questions obscurantistes et malhonnêtes, en alertes raisonnables et salvatrices ; le sophisme de la solution parfaite, au cœur de la construction, qui justifierait à lui seul l’opposition à toute vaccination ; nous pouvons encore ajouter :

  • l’accusation de l’appât du gain (qu’on pourrait qualifier de “sophisme BigPharma”, tous corrompus, qui s’ajoute aux concepts précédents :  l’idée d’un dogme étant justifiée par l’intérêt financier et la corruption opposée ; l’aspiration héroïque des antivax étant flattée par le sentiment d’appartenir à la résistance face à de méchants industriels) ;
  • la déformation de la balance bénéfice-risque (exagérer systématiquement les risques de la vaccination, et minimiser systématiquement les risques encourus en cas de maladies sans être vacciné ; ceci amplifiant l’argument sophistique de la solution parfaite) ;
  • le cherry-picking (ou cueillette des cerises) consistant à sélectionner les arguments en faveur de la thèse présentée, et ignorer soigneusement ce qui la contredit (non seulement le documentaire le pratique pour soutenir ses propos, et notamment les éléments énumérés ci-avant, mais il se permet en plus de le faire au montage, en tronquant les propos des intervenants sérieux et en les présentant hors contexte ou réassemblés différemment, au besoin en les liant par d’autres extraits ou interventions (du narrateur ou d’intervenants antivax) afin de tordre le sens que l’on peut comprendre dans les propos de ces intervenants pourtant en faveur de la vaccination) ; 
  • le tout est empilé et cumulé dans un millefeuille argumentatif, assemblage cohérent en apparence, même lorsqu’en réalité certains aspects internes sont mutuellement en contradiction, mais le tout parvenant par sa simple masse à sembler convaincant.

Le film illustre une notion malheureusement bien connue : « l’asymétrie de Brandolini« , selon laquelle le temps et les efforts nécessaires pour contredire et corriger une fausse information sont d’un ordre de grandeur supérieur au temps et aux efforts nécessaires pour énoncer et transmettre ce qui est faux. C’est en étant confrontés à cela que nous avons opté pour ce travail de compilation, laborieux pour nous, sans doute indigeste pour les lecteurs.  Mais il devrait pouvoir servir à « debunker » le film et ses mensonges, et offrir de surcroît  une somme de références utiles et thématiques pour lutter contre la désinformation due aux mouvances antivax, qui se nourrit sans cesse des mêmes propos. Tâchons, sur la base de ce « documentaire », de tirer quelque chose d’utile hors de ce triste empilement de désinformation. 

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